Derrière le rideau de la modélisation mathématique : Regard sur un projet collaboratif de modélisation de stratégies de santé publique en matière de gestion de la syphilis

Publication Summary

Notre étude de cas présente l’expérience d’une équipe interdisciplinaire associée à l’Office régional de la santé de Winnipeg (ORSW), à l’Université de Toronto et à l’Université Harvard, réunie dans le but d’appliquer la modélisation mathématique à l’évaluation d’une mesure d’action destinée à réduire le fardeau de la syphilis à Winnipeg au Manitoba.

Son parcours montre que la modélisation mathématique peut produire des données pertinentes pour guider les décisions des planificateurs et des praticiens de la santé publique tout au long de la mise en oeuvre d’une intervention inédite.

L’équipe a tiré de son expérience des leçons susceptibles de démystifier cette approche et de démontrer les avantages de la collaboration entre spécialistes de la modélisation et personnel de la santé publique.

La présente étude de cas ouvre une fenêtre sur le déroulement d’un partenariat entre des spécialistes de la modélisation et des intervenants de la santé publique.

On y apprendra ce qu’on peut attendre de la modélisation mathématique, comment miser sur les forces d’une équipe interdisciplinaire pour mener un projet de modélisation susceptible d’offrir une solution adéquate à un enjeu de santé publique et comment évaluer et utiliser les résultats issus de cette méthode.

Ce document s’adresse aux responsables des programmes et aux décisionnaires désireux de se renseigner sur les applications concrètes de la modélisation dans le domaine de la santé publique. La planification d’un programme de dépistage de la syphilis efficace et efficient sert ici d’exemple pertinent susceptible d’intéresser les spécialistes.

Derrière le rideau de la modélisation mathématique : Regard sur un projet collaboratif de modélisation de stratégies de santé publique en matière de gestion de la syphilis
Notre étude de cas présente l’expérience d’une équipe interdisciplinaire associée à l’Office régional de la santé de Winnipeg (ORSW), à l’Université de Toronto et à l’Université Harvard, réunie dans le but d’appliquer la modélisation mathématique à l’évaluation d’une mesure d’action destinée à réduire le fardeau de la syphilis à Winnipeg au Manitoba. Son parcours montre que la modélisation mathématique peut produire des données pertinentes pour guider les décisions des planificateurs et des praticiens de la santé publique tout au long de la mise en œuvre d’une intervention inédite. L’équipe a tiré de son expérience des leçons susceptibles de démystifier cette approche et de démontrer les avantages de la collaboration entre spécialistes de la modélisation et personnel de la santé publique.

Un problème épineux à résoudre

Comme dans bon nombre d’autres villes au Canada, les responsables de la santé publique de Winnipeg peinent à contrôler les flambées de syphilis infectieuse qui surviennent périodiquement sur leur territoire depuis la résurgence de la maladie dans les années 1990. En 2012, Winnipeg a connu une nouvelle flambée, principalement chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH) (1). Au plus fort de l’épidémie, en 2014, l’équipe chargée du dossier Santé Sexuelle et réduction des méfaits à l’ORSW a reconnu la nécessité d’élaborer de nouvelles approches. En effet, le nombre de cas recensés dans les cliniques continuait d’augmenter de mois en mois, malgré le déploiement de toute une panoplie de mesures : campagnes d’éducation dans toute la ville; recours innovateur aux médias sociaux et aux applications de rencontre; sensibilisation dans les saunas; et amélioration des stratégies d’intervention préventive auprès des partenaires (2).

L’équipe savait que la réinfection était un phénomène courant à Winnipeg chez les hommes ayant reçu un diagnostic de syphilis, une observation relevée de plus en plus souvent dans la littérature scientifique mondiale. L’équipe avait pris connaissance d’un article qui indique que les antécédents syphilitiques sont un bon marqueur chez les individus appartenant à des réseaux sociaux où la maladie circule et que le risque de réinfection est probable chez ceux-ci (3). Un autre article consulté par l’équipe avait eu recours à la modélisation mathématique pour démontrer que l’augmentation de la fréquence des dépistages dans les groupes cibles s’avérait une stratégie efficace pour contrer la transmission de la syphilis dans les populations HARSAH (4). S’appuyant sur ces conclusions, l’équipe a cherché à sortir des sentiers battus en mettant au point une intervention destinée à accroître le dépistage chez les clients ayant des antécédents syphilitiques. Elle savait que cette approche allait exiger des infirmières de la santé publique un investissement important sur le plan du temps et des ressources. Au vu du peu de succès des mesures précédentes et du découragement des intervenants, toutefois, l’équipe a résolu d’aller de l’avant et de mettre en œuvre sa « stratégie soutenue de dépistage de la syphilis ».

Les infirmières de la santé publique contacteraient tous les clients ayant des antécédents syphilitiques recensés depuis le début déclaré de la flambée en 2012 et vivant sur le territoire de l’ORSW. Elles les inviteraient à subir tous les trois mois un test de dépistage chez leur prestataire de soins régulier ou dans une clinique partenaire, en leur proposant si nécessaire de fixer un rendez-vous. De plus, elles effectueraient un suivi étroit afin de vérifier si chaque patient avait bel et bien subi le dépistage prévu et elles téléphoneraient à ceux qui avaient raté le dernier test au calendrier.

Le nombre de participants inscrits allait en s’accroissant et le temps investi par les infirmières en augmentant. De nouvelles questions se sont alors posées pour l’équipe. Ses efforts étaient-ils dirigés au bon endroit? Combien de temps faudrait-il attendre avant d’observer des résultats? La stratégie permettrait-elle vraiment de freiner l’épidémie?

Pour sortir de cette impasse, et mesurant le prix de l’inaction, les membres de l’équipe ont alors envisagé les possibilités que pourrait offrir la modélisation mathématique. Cette décision les a incités à entrer en contact avec des spécialistes du domaine aux universités de Harvard et de Toronto.

Travailler de concert

La nécessité de déterminer le meilleur plan d’action au plus fort d’une flambée épidémique constitue un exercice difficile pour tout responsable de la santé publique, à Winnipeg ou ailleurs. On savait que la propagation de la syphilis résultait de l’interaction complexe de facteurs biologiques et sociaux et que l’information transmise à la santé publique comportait des lacunes. De plus, les éléments d’incertitude restaient nombreux, notamment de déterminer les personnes à risque et la vitesse à laquelle la maladie se transmettait, ce qui compliquait la prise de décisions.

Qu’est-ce qu’un modèle mathématique?

Un modèle mathématique est un système expérimental conçu pour vérifier une hypothèse. Il permet de créer un environnement contrôlé dans lequel sont représentées les relations complexes entre les facteurs biologiques, environnementaux, démographiques et comportementaux en jeu.

Pour définir les conditions expérimentales, on choisit les facteurs susceptibles d’influer sur la dynamique de transmission d’une maladie, c’est-à-dire les paramètres, puis on recourt à des équations mathématiques pour décrire leur importance relative et leurs interrelations. La modélisation permet d’évaluer les résultats de différents scénarios et de mener des analyses de sensibilité permettant de repérer les paramètres susceptibles d’être déterminants.

Dans la mesure du possible, les modélisateurs attribuent une valeur réaliste à un paramètre en s’appuyant sur l’information issue de la recherche, des données de surveillance ou de l’opinion des experts. En l’absence d’information sur un paramètre particulier, ils doivent formuler une hypothèse et lui accorder une valeur fondée sur les meilleures connaissances disponibles. La manière dont sont définis les paramètres et les hypothèses a une incidence sur les résultats et sur la validité du modèle; par conséquent, l’interprétation des résultats doit tenir compte de ces limites.

Compte tenu des contraintes en matière de temps et de ressources, l’équipe devait agir rapidement. On savait que la modélisation offrirait le meilleur moyen d’éclaircir certaines questions, puisqu’elle permet de simuler les effets positifs et négatifs d’une intervention à l’échelle d’une population et de produire ainsi un ensemble de données complémentaires pour guider la planification des programmes. L’équipe de l’ORSW anticipait qu’elle permettrait d’obtenir en temps opportun des réponses susceptibles d’éclairer le processus de mise en œuvre déjà en cours.

Trois éléments essentiels se sont joints pour soutenir cet effort : 1) l’équipe des programmes de l’ORSW, réunissant deux médecins hygiénistes et le personnel de la division Santé sexuelle et réduction des méfaits; 2) l’épidémiologiste de l’ORSW; et 3) trois spécialistes de la modélisation rattachés aux universités de Toronto et de Harvard. Les collaborateurs apportaient au groupe des connaissances et des perspectives complémentaires. L’équipe des programmes possédait une compréhension pragmatique du contexte immédiat, en ce qui touche entre autres leur fonctionnement, les considérations relatives à leur mise en œuvre et les populations touchées. L’équipe de modélisation avait déjà travaillé sur la syphilis et acquis par le fait même une connaissance approfondie de l’histoire naturelle de la maladie et de sa dynamique de transmission. L’épidémiologiste connaissait à fond le programme de surveillance ainsi que la nature et les limites des données disponibles. Cet éventail de compétences s’est avéré bénéfique pour le projet, même si le fait d’avoir réuni les « bonnes personnes » – prêtes à tenter le pari de la modélisation et au fait des méthodes de dépistage de la syphilis chez les groupes cibles – comportait un certain élément de chance.

Une fois le groupe de travail mis sur pied, la portée du projet a été définie. L’équipe des programmes a concentré son attention sur la mise en œuvre de la stratégie de dépistage, tandis que commençait le travail de modélisation. Même si les projets du même genre ont chacun un but et un déroulement propres, il est possible néanmoins de tirer un certain nombre de leçons utiles du cheminement suivi par l’équipe de collaborateurs.

« Durant une épidémie, la santé publique navigue dans le brouillard. L’information à notre disposition sur le pathogène et les personnes à risque est imparfaite, mais nous devons quand même agir. Lorsque les choses se déroulent en temps réel, les incertitudes sont nombreuses. La modélisation off re le meilleur moyen de les cerner et de guider la planifi cation.

Épidémiologiste

Formuler la question de recherche

Les premières étapes ont consisté à définir la question de recherche à laquelle la modélisation mathématique permettrait de répondre et à clarifier les attentes au sein de l’équipe quant à ce qu’il était réaliste d’accomplir compte tenu des contraintes en matière de délais et de données. Le temps investi à dégager un consensus sur ces points a conduit à la formulation d’une question simple : « Est-il possible d’endiguer l’épidémie de syphilis à Winnipeg en prenant les antécédents syphilitiques comme marqueur du risque dans une intervention ciblée destinée à améliorer le dépistage de la syphilis chez les hommes? »

Le projet émanant d’une collaboration inédite, les collaborateurs ont convenu qu’il fallait en restreindre le cadre autant que possible. Les spécialistes de la modélisation avaient eu l’occasion par le passé d’élaborer un modèle qui comparait l’efficacité de différents scénarios de dépistage relativement à l’objectif de réduire le fardeau de la syphilis au sein de la population HARSAH (4). Le moyen le plus simple de répondre à la question de recherche, ont-ils conclu, serait d’adapter l’ancien modèle de manière à ce qu’il reflète les caractéristiques démographiques et épidémiologiques observées à Winnipeg. La nouvelle version du modèle pourrait ainsi servir à déterminer l’efficacité potentielle des antécédents syphilitiques comme marqueur, en vue de cibler le dépistage et de comparer les résultats à ceux d’autres méthodes, y compris le dépistage universel et le dépistage axé sur l’évaluation du comportement. La stratégie était pragmatique, mais suffisante pour répondre aux besoins du programme. À partir de ce stade, les collaborateurs ont entamé une démarche itérative, comportant des téléconférences et un échange de courriels au fil desquels ils ont peaufiné le plan d’analyse et défini les paramètres du modèle.

Adapter le modèle, interpréter les résultats

Décider des paramètres

La définition des paramètres représente une tâche énorme pour les spécialistes de la modélisation. En effet, il s’agit de déterminer les conditions dans lesquelles les interactions virtuelles se produisent, afin de pouvoir simuler les dynamiques de transmission au sein d’une population donnée. Le choix et la quantification des paramètres pertinents exigent une impressionnante gymnastique mentale. Qui plus est, chaque question à laquelle on trouve une réponse débouche sur une autre interrogation. Ainsi, le projet de l’ORSW a donné lieu à un enchaînement de questions. Est-ce que le risque de contracter la syphilis est le même pour tout le monde? La réponse est non. Dans ce cas, comment s’y prendre pour identifier les groupes à risque? Connaît-on le pourcentage d’hommes de Winnipeg dans chacun de ces groupes? Une estimation provenant d’un autre pays peut-elle représenter avec justesse le contexte winnipegois?

Pour dresser un portrait du contexte, les concepteurs du modèle ont entamé leur collecte d’information à partir des données du programme de surveillance, des données comportementales provenant des enquêtes nationales et des taux rapportés dans la littérature. Puisqu’il s’agissait d’un modèle simple, les données de surveillance étaient déjà accessibles. Grâce à la surveillance étroite de la syphilis qui s’effectue à Winnipeg, l’ORSW collige des données utiles qui permettent de définir l’incidence et le taux de réinfection, ainsi que de l’information sur les personnes infectées. Par ailleurs, il a fallu extraire les autres données comportementales et biologiques de précédentes enquêtes nationales et de la documentation scientifique.

Puisqu’ils avaient déjà collaboré avec des équipes de la santé publique, les spécialistes de la modélisation avaient une certaine connaissance des limites et des biais propres aux données des programmes de surveillance. La collecte d’information réalisée dans pareil cadre comporte en effet un biais, car elle concerne les patients infectés en quête de soins, ce qui conduit à des lacunes importantes en matière de connaissances sur les caractéristiques et les comportements des personnes qui ne sont pas infectées ou qui ne se font pas soigner. Les consultations avec l’épidémiologiste et l’équipe des programmes se sont donc avérées essentielles à cette étape du travail, afin de déterminer les sources de données optimales, de définir le meilleur moyen d’atténuer les lacunes et de choisir l’information la plus pertinente pour représenter l’épidémie de Winnipeg.

Définir les hypothèses et les incertitudes

La modélisation mathématique vise à faciliter l’analyse d’un phénomène et à effectuer des simulations. Son but n’est pas de reproduire la réalité, mais de présenter une version simplifiée d’un système complexe. Pour y parvenir, les modélisateurs simplifient délibérément certains phénomènes en stabilisant ou en fixant des paramètres de manière à créer un environnement suffisamment « contrôlé » pour vérifier une hypothèse. Tout modèle mathématique comporte des hypothèses, qui sont définies, dans une certaine mesure, par les limites des données disponibles et par les connaissances sur l’histoire naturelle d’une maladie. Les hypothèses servent ainsi à établir le cadre dans lequel les résultats du modèle seront interprétés. C’est pour cette raison qu’elles doivent être communiquées systématiquement aux équipes de programme tout au long de la démarche.

Pour concevoir leur modèle de transmission de la syphilis, les modélisateurs du projet de Winnipeg ont défini trois catégories de risque en fonction des comportements sexuels des hommes, en supposant qu’ils resteraient constants pendant toute la période de simulation (10 ans). En réalité, les comportements se modifient avec le temps; les connaissances tacites nous confirment que les gens entrent et sortent des groupes à risque au rythme des changements qui ponctuent leur vie, mais les données permettant de représenter cette évolution sont peu nombreuses. Le fait de supposer que les comportements restent stables permet de simplifier le modèle, mais cela ne reflète pas tout à fait la situation.

Les membres de l’équipe de l’ORSW ont bien saisi ces nuances et adapté leurs attentes à l’égard des prédictions du modèle. Il était clair dans leur esprit que le modèle fournirait principalement une information de nature quantitative sur les retombées globales de l’intervention (« est-ce que ça fonctionne ou non? »), les données quantitatives devant être interprétées avec circonspection.

Pour atténuer le poids des incertitudes, les concepteurs ont ensuite calibré le modèle. Ils ont raffiné les paramètres et remis en question leurs décisions jusqu’à ce que le modèle parvienne à simuler efficacement la dynamique de transmission et à reproduire la prévalence et l’incidence relevées dans les données de surveillance. De plus, ils ont choisi des ensembles de paramètres reflétant les taux d’incidence de la syphilis à Winnipeg de 2011 à 2015, selon les conditions de dépistage observées durant cette période. Après avoir calibré ce premier modèle, les concepteurs étaient prêts à l’appliquer à d’autres scénarios et à réaliser une simulation de ce qui se produirait si l’on modifiait les conditions de dépistage.

Raffiner et interpréter les résultats

Comme le travail avançait, les collaborateurs ont amorcé une deuxième ronde de discussions sur les résultats préliminaires. La démarche itérative a accordé à l’équipe des programmes une certaine souplesse dans sa réflexion sur les questions soulevées par les résultats du modèle. Selon l’une de ses hypothèses, 75 % des hommes ayant des antécédents syphilitiques seraient prêts à subir un examen de dépistage tous les trois mois. On entrevoyait qu’il serait assez difficile, en réalité, d’atteindre cet objectif. Sachant cela, on a voulu déterminer dans quelle mesure il était nécessaire que les clients respectent le calendrier trimestriel et combien de temps l’intervention auprès des clients devrait durer pour continuer à donner de bons résultats.

Pour répondre à ces questions, une série de nouvelles analyses a été menée à partir du modèle. Lorsqu’on soupçonne qu’un paramètre a une incidence notable sur un résultat, on peut recalculer les résultats en recourant à d’autres hypothèses, une étape appelée « analyse de sensibilité ». Tenant compte des préoccupations formulées par l’équipe des programmes, les responsables de la modélisation sont parvenus à déterminer si une intervention comportant des dépistages moins fréquents (c.-à-d. annuels ou semestriels) pouvait malgré tout contribuer à endiguer l’épidémie. Les analyses de sensibilité ont ainsi permis de renseigner l’équipe sur le degré d’importance à accorder à l’intensité du dépistage. Elles ont montré qu’une fréquence semestrielle aurait quand même des effets positifs, mais qu’une interruption prématurée de l’intervention risquait de provoquer une recrudescence de la maladie. L’équipe des programmes a jugé ces résultats déterminants pour la suite des choses.

Le modèle présentait toutefois une limite : l’information qui en découlait concernait les populations plutôt que les individus. Puisque le nombre de participants au programme allait en augmentant, l’équipe des programmes a voulu savoir si le modèle pourrait les renseigner sur le meilleur moyen de maintenir le nombre d’inscrits à un niveau gérable. En effet, la nécessité d’effectuer tous les trois mois un suivi auprès de l’ensemble des personnes réinfectées exerçait une pression de plus en plus grande sur les ressources. On s’est demandé si le modèle était capable de prédire le moment où l’on pourrait retirer du programme tel ou tel patient en particulier. Un homme chez qui l’infection n’est pas apparue pendant deux, trois ou cinq ans court-il toujours un risque? Les modélisateurs n’ont pas été en mesure de répondre à cette question, le modèle ayant été conçu pour analyser les interactions au niveau populationnel.

Leçons apprises

À l’issue du projet, les membres de l’équipe ont mené une réflexion sur les facteurs propices à leur réussite ainsi qu’aux leçons qu’ils tiraient de leur collaboration, une expérience unique dans son déroulement. Comme souligné précédemment, les volets modélisation et mise en œuvre se sont déroulés simultanément, ce qui a permis aux collaborateurs de se tenir informés les uns les autres tout au long de la démarche. Les spécialistes de la modélisation ont travaillé en parallèle avec l’équipe de l’ORSW en tenant compte des questions formulées par l’équipe des programmes; leur principal atout résidait dans leur capacité de simplifier le modèle afin de fournir des réponses utiles aux questions qui ont surgi durant le processus de mise en œuvre. Enfin, le caractère multidisciplinaire de l’équipe aura favorisé l’élaboration d’un modèle de grande qualité adapté aux besoins du programme.

La réussite du partenariat est également attribuable au dialogue ouvert que les membres de l’équipe ont su entretenir, qui les a aidés à surmonter leur scepticisme initial, puis à tempérer leurs attentes au fil du projet. Cet esprit d’ouverture leur a en outre permis de déterminer ce qu’il serait possible de réaliser à la satisfaction de toutes les parties compte tenu des délais et des ressources, et d’équilibrer les différents rôles et les responsabilités entre des collaborateurs issus des secteurs universitaire et de la santé publique. L’ORSW cherchait à obtenir des réponses rapidement sur l’efficacité de son intervention, mais une pression supplémentaire s’exerçait sur l’équipe de modélisation : contribuer au corpus de connaissances en produisant des résultats robustes et exacts, qui seraient idéalement généralisables.

Dans l’ensemble, les résultats du modèle ont confirmé l’hypothèse formulée par l’équipe des programmes (5). Ils ont permis de prédire que le fait d’axer la stratégie de dépistage sur les hommes ayant des antécédents syphilitiques pourrait bel et bien contribuer à freiner l’épidémie sévissant à Winnipeg. L’exercice de modélisation a jeté les bases qui ont aidé l’équipe des programmes à poursuivre son travail. Il a montré que l’approche préconisée par celle-ci, soit d’identifier les clients les plus à risque en prenant les antécédents syphilitiques comme indicateur, avait des chances de fonctionner. Fait important, l’équipe a appris que son intervention donnerait des résultats même si le calendrier de dépistage n’était pas respecté à la lettre, mais que son interruption abrupte pourrait provoquer une recrudescence de la maladie. La démarche a fourni des éléments de preuve confortant l’idée que maintenir le cap produirait les effets escomptés, tout en sachant qu’ils se limiteraient à une population et à une période précises. À l’époque, un changement épidémiologique était en train de se produire relativement à la situation de la syphilis dans la ville de Winnipeg, si bien que le modèle n’a pas pu servir à renseigner les responsables sur l’efficacité de la stratégie dans la population hétérosexuelle.

Bien que limité dans sa portée, le projet collaboratif s’est avéré une expérience très positive pour tous les participants. Il a permis d’apporter des réponses aux questions soulevées par l’équipe des programmes, qui plus est de manière satisfaisante. En produisant des données complémentaires qui confirmaient que l’intervention pouvait donner les résultats attendus, il a favorisé l’adhésion de l’équipe et de la direction et servi de levier pour l’obtention de ressources. Ce faisant, il a démontré l’utilité d’une vision à long terme, ouvrant la porte à une planification à moins courte vue, plus stratégique et proactive.

Même si les caractéristiques des flambées épidémiques et des interventions diffèrent d’une population et d’un projet à l’autre, il est possible de tirer de l’expérience de l’équipe de l’ORSW des leçons utiles, qui mettent en lumière les possibilités et les limites de la modélisation mathématique dans bon nombre de situations.

Remerciements

Le CCNMI tient à remercier les personnes suivantes pour leur participation à la présente étude de cas, que ce soit pour leur contribution aux entrevues, à la rédaction ou à l’exercice de réflexion ayant permis de dégager des conclusions applicables à d’autres situations. Merci à l’équipe de l’Office régional de la santé de Winnipeg : Souradet Shaw, épidémiologiste; Joss Reimer, médecin hygiéniste; Craig Ross, ancien spécialiste de programme, ainsi qu’Alicia Lapple, coordonnatrice des maladies infectieuses, tous deux membres de l’équipe Santé sexuelle et réduction des méfaits; ainsi qu’aux modélisatrices et chercheuses Sharmistha Mishra, professeure adjointe à l’Université de Toronto, et Ashleigh Tuite, chercheure postdoctorale à l’Université Harvard au moment du projet.

Références
  1. Shaw, S., Ross, C., Nowicki, D.L., Marshall, S., Stephen, S., Davies, C. et al. Infectious syphilis in women: what’s old is new again? Int J STD&AIDS. 2017 Jan; 28(1) : 77-87.
  2. Santé Manitoba, Santé, Aînés et Vie active (2017). Epidemiological Update on Infectious Syphilis in Manitoba: Enhanced Data Analysis. January 1, 2016- February 15, 2017.
  3. Marcus, J. L., Katz, K. A., Bernstein, K. T., Nieri, G., & Philip, S. S. Syphilis testing behavior following diagnosis with early syphilis among men who have sex with men – San Francisco, 2005-2008. Sex Trans Dis. 2011 Jan; 38(1): 24–9. Disponible à http://doi.org/10.1097/OLQ.0b013e3181ea170b
  4. Tuite, A. R., Fisman, D. N., & Mishra, S. Screen more or screen more often? Using mathematical models to inform syphilis control strategies. BMC Public Health, 2013 Jun; 13(1): 606. http://doi.org/10.1186/1471-2458-13-606
  5. Tuite, A. R., Shaw, S., Reimer N. J., Ross C. P., Fisman, D. N., & Mishra, S. Can enhanced screening of men with a history of prior syphilis infection stem the epidemic in men who have sex with men? A mathematical modelling study. Sex Transm Infect. 2018 Mar;94(2):105-110.